Discours de remerciements de Stefan Hertmans

Mesdames et Messieurs,

“La poésie ne s’impose plus, elle s’expose.”

Ces mots du grand poète Paul Celan sont plus que jamais prophétiques dans un monde sans cesse assailli par de nouveaux et immenses problèmes : inégalités sociales, nouvelle précarité, innombrables vies perdues sur les flots entre l’Europe et les autres continents, déchainement de la crise du climat, dépérissement de la biodiversité, bouleversements sociaux et économiques, provoqués par les guerres et les violences.

Que peut encore signifier la poésie dans une société qui trébuche de crise en crise ?

Doit-elle réconforter et distraire, comme beaucoup le réclament et le souhaitent ?

Doit-elle critiquer, dénoncer les inégalités sociales, se soucier, à l’instar de Bertolt Brecht, d’un monde qui, de toute façon, ne l’écoute pas ?

Au regard de la biographie riche et saisissante d’Alain Bosquet, je pense que la poésie doit avant tout continuer à faire une chose : continuer à parler de la dignité humaine qu’elle a toujours défendue, depuis ce tournant historique où les poètes ont cessé d’écrire au nom d’une autorité et ont refusé de participer à chaque propagande glorifiant les victoires politiques en alimentant les conflits.

La poésie ne peut donc être forte qu’en s’exposant à la complexité de ce monde et de cette actualité.

Par sa nature et son langage, elle doit continuer à être un phare de résistance aux simplismes omniprésents des médias, du journalisme, des discours opportunistes et de la haine négationniste diffusée et alimentée par les médias sociaux.

Cela montre également à quel point la poésie est vulnérable : c’est précisément grâce à sa combinaison de pensée philosophique, d’intuition humaine, de conscience existentielle et à son sens de la fragilité de l’existence individuelle, qu’elle constitue la première barre de fer contre le populisme du soi-disant sens commun.

En effet, la poésie s’expose au monde, se laisse blesser par lui et y montre exactement par cela sa force inhérente.

Je n’ai jamais écrit une ligne pour plaire ou pour satisfaire – j’ai écrit mes poèmes parce que la poésie a été un ressort, un lieu mental, littéralement pour me constituer moi-même une vie à travers la langue, progressivement, et en tant qu’être humain qui apprend à vivre en faisant chemin.

En effet, la poésie est constitution existentielle : elle donne vie à des expériences qui n’existeraient pas sans son expression spécifique.

La langue crée l’existence, elle n’en est pas la suite, mais la source.

En ce sens, elle enrichit littéralement la vie intérieure du poète et du lecteur et apporte peut-être à la société une alternative pour les slogans qui gâchent l’esprit de tant de gens.

C’est donc avec un plaisir tout particulier que j’accepte ce prix précieux, bien conscient que cette belle publication n’aurait pas vu le jour sans mes conversations très inspirantes avec Alice Nez, et sans toute l’équipe de cette merveilleuse et exceptionnelle maison d’édition.

Bien sûr, et surtout, je ne peux exprimer assez comment cette anthologie est le fruit du travail de Philippe Noble, qui n’a pas volé son nom de famille. Philippe, avec l’inépuisable patience et l’acribie que seul un grand traducteur possède, a goûté, pesé et choisi avec soin chaque mot avec moi. Je n’oublierai guère les après-midi intenses et lumineuses où nous étions penchés parfois pendant des heures sur quelques poèmes. C’est grâce à son engagement généreux, son sens de la langue exceptionnel et à son grand professionnalisme que cette anthologie est devenue une édition aussi convaincante.

Enfin, je remercie de tout cœur Monsieur Antoine Gallimard, pour la confiance qu’il a accordée depuis des années à mon travail littéraire.

Je me sens plus que jamais chez moi dans cette merveilleuse maison.

Pour cela, ma gratitude est immense.

Je vous remercie.

A lire également

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *