Discours de remerciements de Philippe Noble
Je voudrais formuler trois remerciements.
Tout d’abord je tiens à exprimer ma gratitude au jury du prix Alain Bosquet et à sa présidente, Mme Isabelle Gallimard. Il n’est pas très fréquent de voir couronner une œuvre traduite du néerlandais, c’est-à-dire dire d’une langue qui n’est pas négligeable, puisqu’elle est parlée par 23 millions de personnes, mais dont la voix est traditionnellement discrète dans le concert européen. La jury a donc fait preuve à cet égard d’originalité et de courage, et je l’en remercie très sincèrement. On peut bien sûr considérer aussi cette décision du jury sous un autre angle, plus stratégique. À l’heure où, dans notre pays, des Belges occupent une place éminente dans l’audiovisuel public, dans la chanson, dans le cinéma, dans le spectacle vivant et depuis longtemps en littérature, il n’est sans doute pas anodin qu’un jury où siègent deux grands poètes belges couronne un autre grand poète belge et même un traducteur qui est plus ou moins un Belge d’adoption. On peut y voir une des facettes de la marche triomphale de la belgitude dans le paysage culturel français. Faut-il s’en inquiéter ? Je vous laisse avec cette question.
Ma reconnaissance va bien entendu également aux éditions Gallimard. En décidant de publier une anthologie substantielle de la création poétique de Stefan Hertmans, et simultanément un recueil d’essais (traduit par ma consœur Isabelle Rosselin), l’éditeur a d’un coup élargi et clarifié l’image d’une grande œuvre pour le public français. Malgré quelques publications dans les années deux mille, Stefan Hertmans était surtout connu ici comme le grand romancier qu’il est aussi, alors que la poésie traverse et irrigue toute sa création depuis près d’un demi-siècle. À cet égard, je tiens à remercier en particulier Mme Alice Nez, qui nous a accompagnés, auteur et traducteur, tout au long de la gestation de cette anthologie, avec érudition, patience, empathie et amitié. Je voudrais aussi adresser aux éditions Gallimard des remerciements dont la motivation est plus égoïste. Permettez-moi d’évoquer un souvenir. Il y a quarante-trois ans, ma première traduction publiée l’a été dans cette maison ; j’étais un jeune traducteur débutant, inconnu et ignorant, et pourtant cette première traduction m’a valu un prix. Aujourd’hui, traducteur âgé et forcément déclinant, je suis de nouveau publié par Gallimard et aussitôt, j’ai l’honneur d’être associé à un prix. Entre-temps, j’ai travaillé quatre décennies durant pour d’autres éditeurs sans jamais obtenir de distinction, du moins en France. J’ai dû commettre une erreur quelque part.
Enfin mes remerciements les plus chaleureux vont naturellement à Stefan Hertmans. Nous nous connaissons depuis longtemps – je l’ai rencontré à Gand, à l’époque où il habitait encore la maison qu’il décrit dans son roman Une ascension – et depuis longtemps aussi je rêvais de le traduire sans que ce projet, pour des raisons diverses mais également importunes, parvienne à se concrétiser. Un jour de 2019, j’ai pris mon courage à deux mains et lui ai dit que je souhaitais traduire sa poésie, et par amitié il n’a pas osé me le refuser. La suite est une longue entreprise de deux ans qui restera parmi mes meilleurs souvenirs. D’abord parce qu’elle m’a permis de découvrir une œuvre que je croyais connaître, mais qui s’est avérée encore beaucoup plus vaste, plus foisonnante et plus riche que je ne soupçonnais, et ensuite parce qu’elle s’est déroulée dans une atmosphère de compréhension et de coopération idéales. Stefan m’a soutenu et conseillé dans mes choix (parmi plus de mille poèmes ou cycles de poèmes), m’a éclairé sur beaucoup de références (car son œuvre revisite une bonne partie de la culture européenne ancienne et moderne) et grâce à son admirable connaissance du français, a relu avec moi mes traductions. Nos séances de travail était exigeantes, parfois éprouvantes, mais se terminaient le plus souvent dans l’euphorie et, je dois l’avouer, autour d’un verre de champagne. Ce sont des moments que l’on n’oublie pas.
Enfin je remercie Stefan d’avoir été, pendant cette période « mon auteur ». Oui, je sais, les auteurs ont le droit de dire « mon traducteur », mais il n’est pas d’usage que les traducteurs disent « mon auteur ». Si je le fais, c’est pour rappeler une vérité d’évidence. On complimente aujourd’hui beaucoup les traducteurs sur leur participation à l’œuvre qu’ils traduisent, jusqu’à les qualifier parfois d’auteurs associés. Mais on oublie de dire que, sans l’œuvre originale, les traducteurs ne sont rien. Ils ont une existence dérivée. Et c’est pourquoi je ne saurais trop remercier Stefan de m’avoir offert, pendant ces deux années, une existence passionnante.